Si Eugène Burnand commence sa carrière en fournissant des dessins à la revue parisienne L’Illustration, c’est en tant qu’illustrateur de livres de luxe qu’il acquiert une certaine notoriété. En 1876, alors qu’il vient d’arriver à Paris, le jeune Burnand rencontre quelques difficultés financières : seulement trois de ses tableaux ont été vendus. Il se tourne donc vers l’illustration, activité certes lucrative mais qui peut autant être un tremplin qu’un rempart vers le grand art. Il ambitionne alors rapidement de réaliser une édition de luxe de Mireille[1] (1859), long poème de l’écrivain provençal Frédéric Mistral (1830-1914). Il écrit dans une lettre à son père : « Oui cher père, il est grand dommage de rogner la peinture […] mais mon avenir est en Mireille. C’est sur cet ouvrage que s’édifiera ma petite réputation[2] ». L’artiste ne s’est pas trompé. Publié en 1884, l’ouvrage est couronné de succès et rapporte la somme importante de 16’800[3] francs au peintre vaudois. Dès lors, sa carrière est lancée.
L’ouvrage de Mireille confronte l’idéalisme de son auteur et le naturalisme de son dessinateur. Sorte de Roméo et Juliette provençal, l’histoire d’amour entre Vincent, un pauvre artisan et de Mireille, fille d’un riche propriétaire, que la différence de situation empêche de se marier, célèbre les coutumes et la beauté de la Provence. Bien qu’il accepte les dessins d’Eugène Burnand, Frédéric Mistral s’inquiète de leur réalisme. Selon l’artiste vaudois, Mistral imaginait quelque chose de « plus idéal, plus classique, plus grec[4] […] ». Le rendu n’en est que plus troublant, comme en témoigne par exemple l’illustration de la lutte entre Vincent et Ourrias, dompteur de taureau, prétendant de Mireille. Fidèle à lui-même, Burnand dessine la rudesse de la campagne, les corps fortifiés par le travail de la terre dans une atmosphère silencieuse, exaltante de poésie. Cette illustration rend d’autant plus réel le combat que Frédéric Mistral décrit ainsi :
[…] le vigoureux bouvier soudain l’empoigne par les flancs ; – à la manière provençale – le lance derrière l’épaule,- comme le blé avec la pelle ; – et au loin il va frapper des côtes au milieu de la plaine. […] il se relève, le vannier, – comme un dragon, et fier lutteur, – au risque de périr ou de venger son nom, – il fond sur le sauvage Camarguais, – et d’une force et d’un courage – merveilleux pour sa jeunesse, – lui allonge dans la poitrine un mortel coup de poing[5].
C’est entre ce texte idéaliste et son illustration naturaliste que Mireille et Vincent trouvent la place de leur amour interdit.
Dans les années 1880, l’artiste vaudois entreprend d’illustrer un autre ouvrage, suisse cette fois-ci, les Légendes des Alpes vaudoises[6] d’Alfred Cérésole (1842-1915). Craignant la disparition de la tradition orale, le pasteur vaudois projette de publier les récits fantastiques des montagnards de sa région, où lutins, fées, démons et sorciers viennent personnifier les forces inexplicables de la nature. La légende de « La vengeance du servant » par exemple, raconte l’histoire de créatures ressemblant à des lutins qui surveillent et protègent les pâturages en échange d’un peu de nourriture. L’un de ces servants ayant un jour manqué de son dû se venge en précipitant le troupeau de vaches du maître de maison dans un ravin. Dans une atmosphère nocturne qui rappelle les illustrations de Gustave Doré, Burnand dépeint le troupeau comme ensorcelé par le servant, se dirigeant droit vers le précipice. La légende s’achève sur la découverte macabre : « Horreur ! le troupeau gisait là-bas, entassé, pêle-mêle, sans bruit, comme une masse inerte, sanglante et broyée. Le servant du Lioson s’était vengé. Dès lors, il disparut de ces lieux[7] ». N’ayant jamais renoncé à son travail pour la librairie, l’œuvre illustrée de Burnand apporte le même soin du détail naturaliste que ses œuvres peintes. Non seulement il reste très proche du texte, mais il se rend également sur les lieux des récits qu’il met en images visitant le Midi et parcourant les montagnes vaudoises pour mieux saisir l’atmosphère des récits.
[1] Un exemplaire de cette édition est actuellement exposé à l’Espace Graffenried à Aigle à l’occasion de l’exposition Eugène Burnand : à travers champs.
[2] BURNAND, René, Eugène Burnand au pays de Mireille, Lausanne, 1941, p. 86
[3] Cette somme correspond aujourd’hui à 2700.- environ.
[4] KAENEL, Philippe, Eugène Burnand : la peinture d’après nature, Yens sur Morges : Ed. Cabédita, 2006, p. 54.
[5] MISTRAL, Frédéric, Mireille : poème provençal, Paris : Hachette, 1884, p. 111-112.
[6] Un exemplaire de cette édition est actuellement exposé à l’Espace Graffenried à Aigle à l’occasion de l’exposition Eugène Burnand : à travers champs.
[7] CERESOLE, Alfred, Légendes des Alpes vaudoises, Lausanne : A. Imer, 1885, p.56.
Commentaires récents